Fiancée et veuve
Il s’agit d’une nouvelle publiée en deux épisodes dans le Journal de Rouen des 20 et 21 février 1840. Le premier épisode se passe dans notre région, entre Saint-Saëns et Dieppe, ce qui donne à Délorier l’occasion de fournir une description assez ironique de cette ville en 1840, et le second à Paris, où il s’attarde sur les mœurs de la haute société.
L’histoire est un peu rocambolesque, en fait une manière courante chez Délorier, avec un épilogue cruel qui, par contre, ne lui est pas coutumier. Elle sert de support à une critique acerbe de ceux qui se sont enrichis pendant la Restauration et la Monarchie de Juillet. En effet, comme beaucoup d’anciens soldats de la Révolution et de l’Empire, Délorier avait soutenu les événements de Juillet 1830 (cf. ses chansons), et placé ses espoirs pour une meilleure justice sociale dans le gouvernement de Louis-Philippe. Mais, il reste cependant prudent dans son expression, ne s’en prend qu’aux légitimistes, et, seule, la chute laisse percer son désabusement.
Le style est un peu ampoulé, et les dialogues laissent entrevoir l’influence du théâtre classique.
On imagine que ce genre de roman alimentait les lectures de Delphine Couturier qui s’était mariée à Blainville-Crevon le 7 août 1839, qui s’était installée à Ry avec son mari, et dont la fin tragique rendit célèbre ce petit village.
Avant son engagement dans l'armée impériale en 1805, Délorier exerçait une activité d'''artiste dramatique'' à Besançon (d'après son acte de mariage en 1802). On peut donc supposer qu'il avait bénéficié d'une instruction classique. Engagé comme simple soldat en 1805, il gravit tous les échelons jusqu'à celui de Capitaine, obtenu pendant le siège de Hambourg, en 1814. Pour ses permissions, et après Waterloo, il s'installe à Paris dans le quartier de la Porte Saint-Denis, bien fourni en salles de spectacles. On peut concevoir qu'il conserva ainsi des liens avec le milieu du théâtre. Les témoignages, notamment à l'occasion de ses obsèques (Journal de Rouen du 13 juillet 1852), font aussi état d'une participation comme auteur à des vaudevilles. Ces activités permettent de saisir le goût du Capitaine Délorier pour l'écriture et les Lettres, a priori surprenant chez un officier sorti du rang.
Le Capitaine Délorier ayant perdu son bras droit à Waterloo, cette œuvre fut vraisemblablement rédigée sous sa dictée par Eucharis Gaillon (1798-1869).
Avertissement : le texte a été retranscrit en respectant l’orthographe en usage à l’époque. Le sens des mots a aussi évolué depuis 1840; par exemple, à la place de ''tour sarrazine'', on dirait aujourd’hui ''tour gothique''.
Remerciements : Les Archives Départementales de la Seine-Maritime qui ont numérisé et mis-en-ligne les numéros du Journal de Rouen depuis sa création en 1763.
FIANCEE ET VEUVE.
I.
Le ciel était sans nuages, un soleil ardent dardait ses rayons sur les épaisses forêts de Saint-Saëns, et, du fond de leurs étroites et sombres vallées, une légère vapeur venait encore, comme après un ouragan, augmenter l’obscurité de leurs ombrages ; les cloches d’une paroisse voisine sonnaient en fête la fin d’une cérémonie nuptiale.
En ce moment, un jeune homme aux traits nobles, au regard incisif, au front pâle et soucieux, et dont les cheveux bruns en désordre ne semblaient plus devoir s’harmoniser avec l’élégance de sa mise, quitta le chemin rural, s’enfonça dans le bois, et vint tomber presque sans force au pied d’un chêne séculaire dont les longs rameaux s’abaissaient jusque sur les arbustes qui formaient sa vaste enceinte.
- Ici, du moins, s’écria-t-il d’une voix étouffée par les sanglots, ici je pourrai pleurer en liberté.
Et d’abondantes larmes s’échappèrent de ses yeux.
- Pourquoi, continua-t-il, M. de Merval s’est-il opposé à mon départ ? quelle raison avait-il de me rendre témoin de cette cruelle cérémonie ? N’avais-je pas terminé le tableau de famille qui doit remémorer cette monstrueuse alliance ? n’avais-je pas reçu le prix de mon travail ! Moi, malheureux artiste ! ne devait-on pas me laisser, continuant ma vie errante, chercher ailleurs et des moyens de soutenir ma triste existence et d’autres témoins du chagrin qui me dévore ?... Elle est mariée ! Insensé que je suis !… Que pouvais-je espérer de la fille du fastueux comte de Merval ? de cette riche héritière recherchée par tant de brillans rivaux et qui se sacrifie au plus sot, mais au plus opulent !… Et cependant, le OUI fatal est sorti péniblement de ses lèvres contractées ! Un regard humide de pleurs s’est arrêté sur son père, un autre de ses regards s’est tourné vers moi, et ses yeux semblaient m’accuser de complicité dans son malheur… Aurait-elle deviné mon amour ? son cœur volait-il au devant du mien ? m’aurait-elle fait le sacrifice de sa vie comme j’aurais voulu lui donner la mienne !… Oh ! non ! non ! ce n’était tout au plus que de la pitié, de la pitié pour le pauvre Edouard, pour l’artiste sans nom, sans avenir désormais ; car ses jours sont à jamais flétris par la douleur.
On entendit alors le roulement des voitures du cortège à la suite de celle des nouveaux époux, et Edouard, concentrant sa douleur, se disposa à regagner le château.
- Allons, dit-il avec amertume, allons consommer le sacrifice, buvons le calice jusqu’à la lie, et fuyons ensuite le spectacle de leurs joies.
Ayant d’abord voulu éviter la société réunie dans le salon, il s’avançait dans un long corridor qui conduisait à sa chambre, quand, tout-à-coup, une porte s’ouvrit et le fit rencontrer Julie de Merval, qui se disposait à rejoindre la compagnie. Leur émotion fut grande à tous deux, et l’expression de leur physionomie peignait également une tristesse profonde. Tous deux s’arrêtèrent silencieux, troublé de leur mutuelle présence, et cherchant, dans le rapide conflit de leurs pensées, un mot qui mit un terme à leur embarras. Enfin, Julie, qui par une de ces faveurs si communes alors, avait été élevée dans la maison royale de Saint-Denis, et qui, lorsqu’elle le voulait, savait montrer toute l’assurance et l’indépendance du caractère qui distinguent les élèves de cette maison, Julie, la première, rompit le silence.
- J’ai reçu les félicitations de tout le monde excepté les vôtres, monsieur Edouard.
Et, dans l’expression qu’elle mit à prononcer ces paroles, on pouvait distinguer, au lieu de l’espèce de reproche qu’elles semblaient renfermer, un sentiment approbatif de la conduite du jeune peintre.
- Pardon, mademoiselle… madame, mais mon respect… la distance qui me sépare des personnes de votre rang… j’ai craint de paraître indiscret.
- Ah ! dites plutôt que vous n’avez pas voulu vous associer au mensonge de tous ceux qui m’entourent !
Et une éclatante rougeur se répandit sur ses joues, et les doigts enlacés de ses deux mains se crispèrent avec une telle force que le sang refluait vers sa source ; leur blancheur se confondit avec ses vêtements de fiancée. Edouard garda le silence.
- Voyez !… vous vous taisez ! Eh bien ! c’est ce que feront mes amis, si j’en trouve un jour. Mais les parasites, mais les gens à la mode, mais tout le monde, enfin, va m’abreuver de moqueries, de dédains, de ridicule, d’humiliations. On portera aux nues mes cent mille francs de rente, afin de bien me faire sentir que c’est à ce prix que je me suis vendue à M. de Préau, M. de Préau bossu, M. de Préau bègue, M. de Préau, le plus ignare des gentilshommes de France. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! j’en deviendrai folle, cela est certain… ; et mon père, mon père à qui j’ai dit mes répugnances, à qui j’osai confier un rêve de jeune fille… Ah ! mais je m’égare ; adieu !… monsieur Edouard, adieu. Plaignez-moi, du moins.
En achevant ces mots, elle tendit à Edouard sa main, qu’il pressa doucement dans les siennes, et elle s’éloigna rapidement.
Ce discours de Julie avait été prononcé avec une véhémence, un accent fébrile qui ne laissait aucun doute sur la violence des efforts qu’elle venait de faire pour obéir aux volontés de son père. C’est qu’aussi M. de Merval n’était pas un homme habitué à la résistance de la part des siens. La chronique assurait même que ses procédés envers feu son épouse n’avaient pas peu contribué à le placer de bonne heure dans l’état de veuvage où il vivait depuis la naissance de sa fille. Il semblait vouloir rendre avec usure à sa famille les nombreux désappointements que lui valait journellement son ambition politique et que lui méritait le néant de ses facultés intellectuelles. C’était, du reste, un de ces hommes mielleux dont le patelinage ne trompe que les gens sans expérience, et dont le caractère, au fond aigre et caustique, cherche tous les moyens de s’élever en abaissant les autres, indignés qu’ils sont eux-mêmes de ne pouvoir masquer leur nullité, ainsi qu’ils murent leur conduite privée et leurs croyances intimes.
Edouard, après ce court entretien, resta long-tems enfermé chez lui absorbé dans ses réflexions, et ne pouvant qu’à peine se rendre compte des sensations qui venaient se heurter dans son âme. La confidence qu’il venait de recevoir, et que rien de sa part n’avait provoquée, lui semblait une énigme que toute sa perspicacité ne saurait jamais parvenir à résoudre. Et ce rêve de jeune fille ! à quel heureux mortel avait-il trait ?… Depuis six mois qu’il habitait le château, rien n’avait pu lui suggérer la pensée que le cœur de Julie eût ressenti les plus légers symptômes d’un sentiment si naturel au terme de l’adolescence et que tout homme devait éprouver en la voyant, et pourtant, elle avait été si naïve dans ses entretiens avec lui ! elle lui avait répété tant de fois qu’elle n’avait jamais entendu personne la louer et que le mot aimer n’était jamais arrivé jusqu’à elle !
En ce moment, des rires bruyans l’arrachèrent à ses vagues méditations, et, comme il craignait paraître mettre de l’affectation à fuir les conviés, il se dirigea vers le salon.
Il n’avait plus que quelques pas à faire pour arriver dans cette pièce, restée entr’ouverte, lorsqu’au milieu des éclats de rire toujours croissans, il entendit la voix de M. de Merval prononcer ces mots qui l’arrêtèrent tout-à-coup :
- Comment, messieurs, vous n’avez pas remarqué la drôle de grimace de ce petit Edouard pendant la célébration du mariage ? c’était le dogue en lesse (sic) et affamé qui voit un petit caniche ronger un os en liberté.
Edouard vit alors la femme de chambre de Julie qui se disposait à pénétrer dans le salon, et la retint près de lui.
- Ah ça ! beau… beau… beau… p… p… père, reprit M. de Préau, vous pen… pen…sez donc que que que ce d… d… drôle en vou… vou… lait à ma fiancée ?
- Je n’en puis douter, car j’en ai la preuve : désirant un jour l’entretenir, je me rendis dans sa chambre, d’où il était momentanément sorti, et là je pus lire dans une lettre inachevée, qu’il adressait sans doute à un de ses camarades, l’histoire vraiement langoureuse de ses tourmens. C’était à en rire aux larmes, si le mépris et la pitié n’eussent distrait d’une pareille idée. Voilà pourquoi j’ai exigé que ce jeune imprudent assistât aux noces. Le bonheur de mon gendre est un petit tableau à l’aide duquel j’ai voulu punir sa sotte présomption ; mais, messieurs, n’oubliez pas de me seconder ce soir, nous aurons de quoi nous amuser. Il faut berner ce petit Raphaël, ainsi que le méritent les gens de sa sorte, quand ils osent élever leurs prétentions jusqu’à nous. Demain, j’aurai soin de le congédier de la bonne manière.
- Oui, Oui, reprit M. de Préau, co… co… comme vous avez congédié Bu… Bu…onaparte, i…i…il… y a vingt ans, et co…co…comme nous chass… chasserons l’…l…l’autre usurpateur.
- Délicieux ! repartit l’un des auditeurs.
- Parfait ! cria l’autre.
- Admirable ! beugla un troisième.
- Il est charmant ! ajouta une vieille douairière en caressant un angora sur un canapé.
- Ainsi je compte sur vous ? reprit M. de Merval.
Et tous répondirent par une acclamation plus ou moins humiliante pour le malheureux artiste.
- Maintenant allons rejoindre nos jeunes dames dans le parc.
Ils sortirent par une porte vitrée communiquant au-dehors au moment où Edouard, ne pouvant plus contenir son indignation, semblait prêt à se ruer sur tous ceux qui venaient de prendre part à cette conjuration.
Rose, la femme de chambre qu’il retenait par le bras avec une force dont la colère ne lui permettait pas de mesurer les effets, ne put alors s’empêcher de s’écrier :
- Ah ! monsieur, vous me meurtrissez cruellement !
- Vous venez de les entendre, Rose, dit-il avec un grincement de dents et fixant sur le salon vide des regards qui peignaient toute la fureur de son âme, vous venez de les entendre, et je me suis contenu ! Non, je ne porterai pas le désordre au milieu d’une fête dont votre jeune maitresse est l’objet. Dites-lui que je lui sacrifie cet affront, et que c’est lui donner plus que ma vie. Adieu !
II.
Une demi-heure après, Edouard, la boite d’artiste sur le dos en forme de sac militaire, revêtu de la blouse romantique et coiffé du chapeau à larges bords, cheminait à travers le bois de Pommerval, en se dirigeant vers Dieppe. Son but était d’attendre dans cette ville l’arrivée de son petit bagage et de s’embarquer ensuite sur un paquebot pour l’Angleterre, d’où il voulait gagner l’Ecosse. A sa marche vive et pourtant inégale, un observateur eût deviné l’agitation de son esprit et le désordre de ses pensées. L’âme remplie d’amertume et de tumultueuses idées, il avait parcouru près de deux lieues en une heure, lorsqu’il entendit derrière lui une voix l’appeler du nom d’Edouard, et que, s’étant retourné, il vit un homme sur un cheval de ferme lancé au galop, lui faisant signe de s’arrêter. Il reconnut alors Julien, le jardinier du château, qui, couvert de sueur et de poussière, ainsi que sa lourde monture, fut bientôt près de lui.
- Ouf !... pardi, monsieur, faut convenir que, quand on a des jambes comme les vôtres, ce serait bien pécher que d’aller en voiture !
- Que me voulez-vous, Julien !
- Oh ! moi, rien du tout, car, bien que vous soyez un bon jeune homme et que ça m’ait fait deuil de vous savoir parti, vrai, j’aurais préféré rester à la fête que de courir ainsi après vous sur cette maudite rosse. Allez, si j’y ai fait autant de mal à l’épine du dos qu’elle m’en a fait ailleurs, il n’est pas sûr que nous puissions retourner ensemble au château.
- Qu’avez-vous donc à me dire ? qui vous envoie ?
- Voici la chose : mamzelle Julie, ou, pour mieux dire, madame…
- J’entends, après ? interrompit Edouard avec une émotion qu’il ne put cacher même aux yeux du naïf Julien.
- Ah ! oui, vous savez, n’est-ce pas ?… Donc, en faisant ses petits cadeaux de noce aux gens de la maison, elle me prit à part et me dit : « Ecoute, Julien, M. Edouard a laissé à l’un des domestiques une adresse pour lui envoyer ses malles à Dieppe ; or il a pris cette route ; trouve un cheval, n’importe comment, cours sur ses traces, remets-lui cette lettre, ne dis mot à personne de ce que tu vas faire et compte sur une bonne récompense : va, cours et reviens promptement. »
- Eh bien ! cette lettre, reprit Edouard avec impatience.
- Ah dam ! attendez un peu, continua Julien en la retirant du fond de son gousset de montre ; je crois qu’elle est un tantinet humide, il fait si soif, aussi, par cette chaleur-là !
Edouard saisit cette lettre avec vivacité et en dévora le contenu avec une ardeur qui ne pourrait se comparer qu’au feu qui brillait dans ses regards. Voici ce que disait cette lettre :
« Monsieur,
Je viens d’apprendre votre départ, en même tems que le motif qui l’a précipité. Merci, monsieur, merci du sacrifice que votre âme noble et généreuse a bien voulu me faire, mais je ne prétends point m’acquitter ainsi de la reconnaissance que je vous dois ; c’est à moi de venger votre délicatesse outragée et méconnue… Mon Dieu ! que vous avez dû souffrir ! vous, si modeste, si loin de cette présomption qu’on ose vous supposer, que vous n’avez pas même voulu me comprendre ! craignant, moi aussi, de blesser les lois de la pudeur, je n’ai pu vous faire entendre que tout m’eût été préférable à l’horreur que m’inspire la chaine dont on vient de me charger. Mais je n’ai, grâce au Ciel, et ne veux jamais avoir que le nom de Mme de Préau. Un devoir n’est sacré que lorsque la justice et la conscience le commandent. Croyez au serment que j’en fais, je resterai pure des humiliations que l’on croit m’avoir imposées. Le titre d’époux ne peut, en ce pays, ravaler une femme à la condition d’esclave ; et si même il en était ainsi, il resterait encore à l’esclave un droit imprescriptible, celui de s’affranchir.
J’ai maintenant une grâce à vous demander, c’est de ne point quitter Dieppe avant d’avoir reçu une seconde lettre de moi dans laquelle je solliciterai vos conseils sur le plan de conduite que je dois adopter. N’oubliez pas que je suis seule au monde !
UNE ELEVE DE SAINT-DENIS. »
Edouard lut une seconde fois cette lettre assez diffuse et quelque peu énigmatique ; ne pouvant se défendre d’y trouver cependant l’expression d’un véritable intérêt, il déchira un feuillet de son album de voyage et répondit à la hâte ces lignes :
« Quelle que soit la violence que j’ai dû faire à mon orgueil blessé pour laisser une insulte sans vengeance, la récompense que j’en reçois est au-dessus de tout ce qu’il est permis à la douleur d’espérer de consolations ; je n’ai plus le droit de me plaindre, et j’attendrai avec impatience l’instant où je pourrai vous prouver toute l’admiration et la gratitude que doit inspirer votre confiante bonté pour le pauvre artiste.
Hélas ! moi aussi, je suis seul au monde ; je n’ai point encore trouvé un cœur qui puisse comprendre le mien, et je sens, en vous parlant, qu’il est digne d’un meilleur sort.
EDOUARD. »
Il mit avec ce billet un napoléon dans la main du jardinier, et continua sa route, agité de sentimens bien différens de ceux qu’il avait éprouvés jusqu’à l’arrivée de Julien ; en vain sa raison cherchait-elle à s’armer contre une douce et présomptueuse espérance ; quelque chose de plus fort que de sages réflexions lui disait qu’il était aimé et qu’il pouvait se livrer à de séduisantes illusions. Ce fut dans ces dispositions qu’Edouard arriva dans la patrie d’Ango, de Duquesne, de Bossard ; dans cette ville, célèbre jadis par l’industrie et la valeur de ses habitans, et qui, aujourd’hui semble pencher vers sa ruine totale. Là Edouard prit, dans l’hôtel dont il avait laissé l’adresse chez M. de Merval, un appartement modeste, et se mit à peindre avec un zèle et une ardeur qui ne pouvaient naître que de la ferme résolution de jeter sur sa vie d’artiste un de ces rayons de gloire qui peuvent justifier les plus honorables affections.
Cependant des jours, des semaines s’écoulèrent sans qu’il reçût la lettre qui lui avait été promise ; aucun indice ne lui faisait préjuger le motif qui pouvait s’opposer à la réalisation d’une promesse qu’il n’avait point arrachée, et, retombé de nouveau dans une sombre mélancolie, déchu d’un espoir qu’il avait caressé avec tant d’amour, il ne tarda plus à se croire la victime d’une cruelle déception, et se disposa, après deux mois d’attente, à exécuter ses premiers projets de voyage. Toutefois, il crut, avant son départ, devoir mettre le dernier trait à quelques dessins qu’il avait commencés d’après les monumens les plus précieux de la ville. C’est pour ce motif qu’il se rendit un matin à l’église Saint-Jacques, et que placé non loin de l’autel de la Vierge, il en copia les élégantes sculptures, lorsque trois religieuses s’arrêtèrent près de lui pour contempler son ouvrage : deux d’entre elles lui donnèrent quelques éloges et continuèrent à marcher vers le chœur, tandis que l’autre, restée dans l’ombre, s’approcha doucement, et, feignant d’admirer à son tour sa copie, lui fit entendre ces mots :
- A huit heures du soir, au pied du Calvaire, près du bassin.
Ces paroles prononcées, elle s’éloigna rapidement et suivit ses compagnes.
Il n’est pas besoin de dire que ce peu de mots suffirent au jeune artiste pour lui faire reconnaître Julie, et que c’en fut fait du dessin, de la chapelle de la Vierge et des ses admirables ornemens : il suivit du regard le seul objet alors de son véritable culte, et, lorsqu’il l’eut perdu de vue, il rentra chez lui pour savourer en liberté et avec plus de délices le ravissant espoir qui venait de le rendre au bonheur.
(La fin à demain.)
Un matin à l’église Saint-Jacques, et … placé non loin de l’autel de la Vierge, il en copia les élégantes sculptures.
[La chapelle de la Vierge dans l’église Saint-Jacques, Achille Bligny (vers 1850).]
(Suite et fin. – Voir le Numéro d’hier.)
Nous étions alors dans les tièdes et dernières journées de septembre ; le ciel, couvert d’un voile brumeux, interrompait jusqu’à la lumière stellaire, et lorsque huit heures sonnèrent dans la tour sarrazine de Saint-Remi, ce ne fut qu’à peine qu’Edouard, à quelques pas seulement du Calvaire, put distinguer une femme, couverte d’une longue mantille, qui vint s’agenouiller au pied du Christ. Il respecta quelques secondes la prière que cette pose lui fit supposer, puis s’avançant avec précaution :
- Pardon, madame !...
Julie car c’était elle, se releva vivement, et ne pouvant se défendre d’un mouvement de frayeur :
- Ah ! est-ce bien vous, monsieur Edouard ?
- Oui, madame, c’est moi, c’est un esclave respectueux et dévoué qui ne doit vous inspirer aucune crainte, car il vient vous offrir sa vie, si elle peut être utile à votre repos.
- Eh bien ! monsieur Edouard, j’accepte votre dévoûment ; mais quittons cet endroit où des témoins invisibles pourraient nous entendre ; je ne suis pas sans inquiétude, veuillez me donner votre bras.
Ils se dirigèrent alors vers la plage ; et de là, traversant le nouveau bazar des bains, ils s’enfoncèrent entre la falaise et la mer jusqu’à une assez grande distance, pour n’avoir autour d’eux, d’un coté, que les rochers à pic, et, de l’autre, que la mer dont les vagues venaient, en se retirant doucement, expirer à leurs pieds. Là Edouard, s’apercevant que Julie semblait accablée de fatigue, étendit son manteau sur des algues desséchées et la supplia de prendre place ; en effet, les forces de la jeune femme étaient épuisées.
Pendant ce trajet, Julie avait eu le tems d’expliquer sa présence à Dieppe. Fidèle au serment qu’elle avait fait, après avoir reproché en termes amers à son père et à M. de Préau leurs procédés indignes, ainsi que les projets qu’ils avaient conçus contre Edouard, elle s’était obstinément refusée à suivre l’époux qu’on lui avait imposé. Ayant appris récemment que ces messieurs se disposaient à employer la violence pour la contraindre à ce qu’ils appelaient remplir son devoir, après avoir souffert mille obsessions plus tyranniques les unes que les autres, elle s’était enfuie depuis quatre jours et était venue se réfugier dans un couvent dont l’une de ses parentes était supérieure, dans l’intention d’y prendre le voile, si aucune âme généreuse ne venait lui prêter son appui.
- Eh bien ! madame, reprit Edouard en tremblant d’émotion, dois-je supposer que vous auriez cherché une autre protection que la mienne, et que sans le hasard de ce matin j’aurais ignoré votre arrivée dans cette ville ?
- Bien que ma parente m’ait reçue, j’étais de sa part l’objet d’une active surveillance. Je ne doute pas, d’ailleurs, qu’elle n’ait écrit à mon père pour lui faire part de la résolution que j’ai prise, et M. de Préau viendra me réclamer au saint lieu. Voilà pourquoi, profitant aujourd’hui, ainsi que j’avais prévu de le faire, du moment de la prière du soir, je me suis furtivement dérobée aux regards des sœurs, et, retrouvant dans ma cellule les vêtemens avec lesquels je suis arrivée, j’ai pu traverser la chapelle du cloître et en sortir par la porte extérieure, sans être même remarquée.
- Oserais-je encore vous adresser une question ?
- Parlez, Edouard, répondit-elle avec l’accent du plus doux abandon, parlez : ma présence ici ne vous en donne-t-elle pas le droit ?
- Rentrerez-vous dans ce monastère ?
- Je ne l’oserais…
- Quels sont vos projets ?
- Je n’en ai pas d’autre que de fuir M. de Préau.
- Voulez-vous être ma sœur ? voulez-vous vous confier à ma foi ?
- Edouard !
- Nous irons chercher sur une terre étrangère le calme et la liberté qu’on vous refuse dans votre patrie… Oh ! cédez à ma prière ! je vous entourerai de tant de respect, de tant d’affection !... et, j’ose le dire, de tant d’amour, que j’espère vous faire oublier le rang qui vous fit sacrifier à un ignoble maître, et cette opulence promise qui ne devait être qu’un fardeau pour votre âme aussi fière que sensible. De grâce accordez-moi l’honneur que je sollicite, et ce moment sera le plus beau de ma vie…
…… Huit jours après, un journal annonçait que Mme de P***, sur le point d’embarquer au Havre pour les Etats-Unis avec un jeune artiste dont elle se disait l’épouse, avait été arrêtée par des agens de police.
III.
En 1838, trois ans après les événemens que nous venons de raconter, deux jeunes gens s’entretenaient entr’eux dans un atelier de la rue de Provence. Les jeunes peintres, la palette au poing, n’étaient pas arrêtés dans leurs travaux par une de ces méditations inspiratrices qui viennent en aide au génie, mais bien par des réflexions amères, réflexions trop souvent compagnes du malheureux artiste, lorsqu’il songe au néant de ses premiers rêves, et qu’à bout des illusions, il se livre aux dégoûts que doivent donner à tout homme de conscience et de foi l’insensibilité et l’individualisme de ce siècle si cruellement positif.
- Continue, mon ami, je t’écoute.
- Où en étais-je ?... c’est qu’en vérité, chaque fois que je pense à ce douloureux passage de ma vie, ma tête n’y est plus.
- Le matelot que tu avais chargé d’accompagner Julie vint t’annoncer à bord qu’elle venait d’être arrêtée par un bossu suivi de policiers et qu’on te cherchait toi-même pour te loger aux frais de l’état.
- Aux premiers mots de ce terrible événement, je fus saisi d’une douleur si vive et reçus une telle commotion de ce coup inattendu, que je tombai sans connaissance sur le pont du navire, et que, sans une petite saignée, d’après ce que l’on m’a dit, c’en était fait de mes jours. Lorsque je revins à moi, le bâtiment avait depuis long-tems mis à la voile ; d’ailleurs, j’étais si faible, qu’il y aurait eu de l’imprudence à me transporter à terre, et, lorsque nous touchâmes aux Etats-Unis, ce ne fut qu’en me portant sur la rade que je parvins à en fouler le sol ; mais, mon ami, qu’étaient mes souffrances physiques comparées aux regrets déchirans d’avoir perdu l’objet de mes premières et éternelles affections ? Ah ! mon cher Auguste, on ne peut, je le sens, aimer qu’une fois dans sa vie !... et quel dut être aussi son désespoir ! aura-t-elle eu la force d’y survivre ! Depuis mon retour, j’ai fait de vaines démarches pour la découvrir, on ne sait où son tyran l’a confinée, et je viens d’apprendre que son indigne père, par lequel, au moyen d’un tiers, je pouvais encore espérer de trouver quelqu’indice, est mort depuis un an.
- Voilà donc ce qui nous a valu les délicieuses études que tu as rapportées d’Amérique ! Eh bien ! mon ami, je ne vois rien de mieux à faire pour toi que de te consoler ; et, pour commencer, je veux te conduire, ce soir, dans une charmante soirée où tu seras reçu à bras ouverts par la maitresse de la maison, qui brûle du désir de connaitre l’auteur de la Fiancée modèle, de ce tableau que, malgré toi, j’ai vendu 600 francs pour payer notre dernier terme, de ce tableau dont le peintre te ressemble si bien et dont le modèle, assure cette dame, est le portrait vivant d’une de ses amies. Et puis, faut-il tout dire ? j’ai promis ta présence, je l’ai promise sur ma parole…
- Tu as eu tort, Auguste, tu sais que je ne veux pas aller dans le monde.
- Tu y viendras pour moi, parce que je t’en prie et que tu aimes à me faire plaisir. Je compte sur toi, n’en parlons plus.
Edouard ne pouvait refuser cette satisfaction à celui qui ne cherchait jamais qu’à lui être agréable. Auguste Marsi et Edouard d’Aigremont, tous deux fils d’officiers morts sur le champ de bataille, avaient fait connaissance à l’atelier, et la conformité de leur situation, bien plus que celle de leur caractère, avait établi entr’eux une affection vraie et une espèce de solidarité dans toutes les circonstances de leur vie ; au titre près, c’était deux excellens frères.
S’étant rendus le soir chez Mme d’Audicourt, qui se plaisait à réunir chez elle ce que Paris renfermait d’hommes remarquables dans l’aristocratie ancienne et moderne, dans les arts, les sciences et la littérature, MM. Marsi et d’Aigremont furent annoncés, et tous les regards, à leur entrée, se portèrent sur le dernier, car on venait d’admirer le tableau dont il était l’auteur.
Un instant après, et sans même avoir donné aux domestiques le tems de prononcer son nom, une jeune et charmante femme traversa le salon et vint embrasser madame d’Audicourt.
- Que vous êtes aimable de nous surprendre ainsi ! vous voila donc de retour de la campagne ?
- Que voulez-vous ! j’y mourais d’ennui. Existe-t-on là où Paris n’est pas ? Et vous surtout, et votre délicieuse maison !...
- Vous êtes charmante ! s’écria la comtesse avec un sourire modeste qui servait mal à déguiser un sentiment d’orgueil, nous parlions de vous il n’y a qu’un instant… Oh ! mais à propos, venez donc voir ma dernière acquisition ; venez vous voir dans une glace qui n’a d’autre tort que de diminuer les objets.
La comtesse entraîna en même tems son amie dans une galerie brillamment éclairée qui tenait au salon, et la plaça devant le tableau d’Edouard.
- Eh bien ! ma chère Julie, qu’en dites-vous ?
Julie, un instant interdite à cette vue, ne put méconnaître ses traits dans la jeune fiancée, pas plus qu’il ne lui était possible de ne pas voir Edouard dans le peintre qui cherchait avec des yeux si tendres l’analyse des beautés de son modèle. Son étonnement ne put échapper à Mme d’Audicourt.
- J’étais sûre que je vous surprendrais, continua la comtesse.
- En effet, répondit Julie, qui avait repris un certain empire sur elle-même, il y a vraiment quelque ressemblance, et cela est fort singulier.
- Ce qu’il y a de mieux, c’est que nous avons ici l’auteur de ce charmant ouvrage.
Puis, s’adressant à un domestique :
- Allez prier M. d’Aigremont de se rendre dans cette galerie.
Julie n’avait jamais entendu prononcer ce nom, et pensa que ces deux ressemblances ne pouvaient naître que d’un jeu du hasard.
Edouard, qui, jusque-là, distrait par la foule des hautes capacités réunies dans un vaste salon, n’avait point remarqué l’entrée de Mme de Préau, s’empressa toutefois de se rendre à l’invitation qui lui fut transmise, et la comtesse allant à sa rencontre :
- Il faut monsieur que je vous présente à l’aimable dame que, sans vous en douter, vous avez placée dans votre tableau.
- Grand Dieu ! s’écria le jeune artiste dans une agitation fébrile, et, saisi d’un tremblement subit, il dut rechercher l’appui d’une console, afin de pouvoir se soutenir.
- Qu’avez-vous donc, monsieur ? s’empressa de lui demander la comtesse avec le plus vif intérêt.
- Ah ! rien, madame… un éblouissement, un vertige !... je suis sujet à cet accident.
- Je vais ordonner qu’on vous apporte un verre d’eau.
Et la comtesse s’éloigna.
La Fiancée modèle.
[Rigolette cherchant à se distraire en l'absence de Germain, Joseph-Désiré Court (1844), Musée des Beaux-Arts de Rouen.]
Julie était resté impassible jusqu’à ce moment, mais Mme d’Audicourt ne pouvait plus l’entendre ; elle s’avança vers Edouard et lui dit tout bas :
- Vous voyez qu’on commence à envahir cette pièce ; contenez-vous donc et venez me voir demain à deux heures ; je serai chez moi ; voici ma carte et mon adresse.
Puis elle partit comme un trait.
Edouard n’avait remarqué ni le monde qui s’avançait dans la galerie, ni la physionomie de Mme de Préau en lui remettant son adresse. Il n’avait compris que ces mots : Venez me voir demain à deux heures… Pourquoi cette heure avancée pour une entrevue qu’elle devait désirer si ardemment après trois années de séparation ?... Pauvre Edouard !... il passa tout le reste de la soirée dans une agitation extrême, suivant au loin du regard chaque mouvement de Julie, de Julie dont les yeux ne se portaient vers lui que parce qu’il faisait partie de la foule et pour s’en détourner aussitôt.
Enfin, la compagnie se sépara, et ce ne fut pas sans se sentir déchiré par un horrible soupçon qu’il vit un élégant jeune homme, dont les soins et les discours n’avaient pas cessé d’accompagner Julie jusqu’à ce moment de la soirée, lui présenter sa main pour la conduire à sa voiture ; mais il lui présenta sa main avec ce ton d’assurance que donne la certitude d’être bien accueilli et que nul autre n’osera nous disputer un honneur que nous tenons d’un droit acquis.
Après un reste de nuit passée sans sommeil, après les longues heures de tourment que donnent l’anxiété et l’incertitude, Edouard entendit enfin sonner une heure trois quarts, prit un cabriolet de place et se rendit au faubourg Saint-Germain, à l’hôtel de Mme de Préau.
Introduit aussitôt qu’annoncé, et voyant un sourire sur les lèvres de Julie, son premier mouvement fut de se jeter à ses genoux et de couvrir ses mains de baisers et de larmes.
- Allons, allons, Edouard, ne soyez pas enfant, relevez-vous, prenez ce siège près de moi et causons.
Tout cela fut dit avec tant de calme et tant d’aplomb, qu’Edouard, interdit, sentit ses pleurs se tarir et regarda fixement Julie, afin de s’assurer si l’expression de ses traits ne démentait pas ces froides paroles… La figure de Julie était riante, mais d’un sourire glacé. Il obéit et prit le siège qui lui était désigné, comme l’innocent, soucieux de sa vie, prend la sellette sur l’ordre du juge qui l’accuse, sans savoir encore le crime qu’on lui impute.
- Ah çà ! mon cher, vous êtes donc sérieusement allé en Amérique ?... Du reste, bien vous en a pris, car on vous préparait une affaire de rapt, dont, je vous assure, tout votre talent, comme peintre, n’aurait pu vous sauver. Quant à moi, je m’en suis tirée merveilleusement. Forcée de suivre M. de Préau dans sa terre de Bretagne, je lui ai dit toutes nos folies et je vous assure que rien n’était risible comme la rage de ce bossu. Enfin, trois mois après, il est mort d’un procès rentré qu’il voulait me faire. Il savait que mon père, qui vivait encore à cette époque, l’aurait tué à la première démarche qu’il eût entreprise dans ce but.
- Julie, est-ce bien là le langage ?...
- N’est-ce pas, Edouard, interrompit-elle toujours en riant, n’est-ce pas que nous avons été bien étourdis, bien extravagans ?... étourdis surtout de penser que cela pouvait durer… Dieu ! que l’on est sot quand on entre dans le monde, et que l’on serait dupe si les premières fautes devaient se perpétuer ou aboutir à leurs véritables conséquences !
- Vous comprends-je bien, madame ? dit Edouard avec l’accent et l’expression du plus grand étonnement.
- J’en suis sûre, reprit avec un sérieux comique et dédaigneux l’impassible Julie. Vous sentez comme moi qu’il est des positions qu’on ne peut sacrifier. Par exemple, mon rang, ma fortune, exigent de moi une certaine représentation dans le monde. Il faut que je brille par tout ce qui m’entoure et tout ce qui me touche. Titre, fortune, luxe, voilà ce que je puis offrir, voilà ce qui peut s’allier à moi. Vous mon cher Edouard, vous faites partie d’une autre aristocratie, non moins recommandable, sans doute, vous êtes artiste, et la gloire doit être votre idole la plus chère ; c’est au pied de ses autels que doit brûler votre encens, et nous ne pouvons dévotement nous rencontrer dans le même temple. A propos, j’ai parlé de vous à M. le comte de Kerwel, grand amateur de peinture, et que j’attends à cette heure pour vous présenter à lui. Je ne doute pas qu’il ne vous soit utile et qu’il ne mette tout son zèle à faciliter la vente de vos tableaux.
Edouard, qui jusqu’alors avait contraint la violence de son désespoir, se leva vivement de son siège, et, le cœur navré, la voix pleine de larmes et du ton d’une noble fierté :
- Allez, madame, allez offrir à d’autres votre injurieuse protection ; je n’eus jamais besoin de votre pitié et vous avez mérité la mienne. Je pourrais me venger de vos outrages, mais j’aspire à plus de dignité. Rappelez-vous que vous, la première, vous oubliâtes la distance qui devait nous séparer. Adieu.
Il sortit ; mais, en traversant l’antichambre, il entendit un domestique dire au valet de service d’annoncer M. le comte de Kerwel, et ce dernier, dans lequel Edouard reconnut l’élégant qui, la veille, s’était attaché aux pas de Julie, entrait à peine dans cette pièce, qu’il le heurta brusquement. M. le comte se retournant alors, et avec une expression hautaine :
- Tout beau, monsieur, serait-ce avec intention ?
- Comme il vous plaira, monsieur.
- Fort bien ! Je vois que vous avez osé montrer des prétentions et que l’on vous éconduit… C’est à moi que vous en demandez satisfaction ? Rien de plus simple ; je suis à vos ordres ; mais dépêchons-nous, car j’ai une autre affaire dans deux heures pour la même cause.
- Vos armes, monsieur ?
- J’ai dans ma voiture deux paires de pistolets à double détente ; vous choisirez, si cela peut vous arranger.
- Dans vingt minutes, à la Porte-Maillot, monsieur.
Ils descendirent ensemble l’escalier de l’hôtel, et tous deux s’en éloignèrent bientôt rapidement, l’un dans son équipage, l’autre dans son cabriolet de place.
Quarante minutes plus tard, Auguste ramenait dans un fiacre le malheureux Edouard, dont une balle avait traversé le cœur.
Un peu plus d’une heure après, un brillant équipage, les stores fermés, sortait au pas du bois de Boulogne et contenait le cadavre de M. de Kerwel, qui, dans une autre rencontre, avait eu le crâne fracassé.
Mme de Préau est maintenant ce que l’on appelle en haut lieu la plus charmante créature et la femme la plus à la mode de Paris.
DELORIER.