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Les deux châtelains.

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Les Contes normands sont deux petits romans publiés à Rouen en 1834.

Le premier ("Les deux orages") se déroule probablement à Dieppe. Ce roman est un peu mièvre, et l'on s'étonne qu'il soit l'oeuvre d'un soldat. Mais l'époque est à l'exaltation facile, nous sommes en plein romantisme. Les horreurs des guerres napoléoniennes restent marquées dans les esprits qui cherchent à s'en détourner.

L'action du second ("Les deux châtelains") se développe dans une vallée industrielle de la région rouennaise (vallée du Cailly ?). L'intrigue est sérieusement alambiquée. Elle oppose deux visions du monde, celle de l'aristocratie légitimiste, à celle de la bourgeoisie libérale encouragée par le régime de la monarchie de Juillet (les deux châtelains).

 

Délorier s'inquiète des effets du capitalisme naissant sur les conditions de vie des ruraux embauchés dans les industries textiles en plein essor. On sent une personnalité généreuse, qui s'intéresse à sa nouvelle patrie et à ses habitants, des plus humbles aux plus nantis. On a ici un aperçu de ce qui pouvait se dire et se faire dans les milieux favorisés de l'époque. Délorier fournit aussi une description des pratiques commerciales et financières sous la monarchie de Juillet (e.g. vente par morceau).

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Entreprise Badin à Barentin, un des fleurons de l'industrie textile rouennaise.

L'histoire, quelque peu compliquée, imaginée par Délorier est aussi une fable dont l'objet est de démontrer l'infondé des privilèges de la noblesse sous l'Ancien Régime et l'inanité des titres nobiliaires, face à l'éducation et à l'instruction.

De nombreuses références à l'actualité émaillent le récit, et sont parfois difficiles à saisir. Par exemple, les "brigands de la Vendée" sont les partisans de la duchesse de Berry, MADAME (voir ci-dessous). Par contre, le "Juste milieu" correspond au mouvement politique appuyant la monarchie de Juillet. Délorier soutient dans l'ensemble ce régime qui apporta la paix et la prospérité. Toutefois, il exprime des réserves sur les excès du libéralisme ambiant. Certains éléments de la trame semblent inspirés de faits réels dont Délorier, établi dans notre région depuis plusieurs années, aurait pu avoir connaissance.

Cette oeuvre, romanesque, parfois larmoyante, délicate, avec des dialogues ampoulés, surprend de la part d'un soldat de l'armée impériale, qu'on imaginerait rude et insensible, et même aussi tranche avec ses Chansons, où l'Invalide tombait facilement dans la grivoiserie. Délorier montre ainsi la variété de ses talents.

Il fournit une description enthousiaste de la campagne normande, et laisse ainsi percer des sentiments personnels qui ont pu le conduire à s'établir dans notre région. Il manifeste beaucoup d'intérêt pour les jardins, leurs aménagements "à l'anglaise", et se permet même de faire la publicité pour M. Duclos, un jardinier-paysagiste, qui "mérite de figurer au nombre de nos célébrités normandes". On peut supposer qu'il fit appel à ce paysagiste pour aménager le jardin de la maison qu'il venait de se faire construire à Blainville-Crevon.

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Jardin de la Maison Délorier (numéro 4) à Blainville-Crevon (cadastre de 1846; extraction: Jean-Paul Noël).

L'histoire se termine au mieux avec une fin moralisatrice et émouvante. La chute tourne au vaudeville, et nous rappelle que
Délorier s'était illustré à  Paris dans ce type de productions.



note: dans la transcription (version téléchargeable), j'ai gardé l'orthographe de 1834 (long-tems, aussi-tôt, imbécille, clientelle, etc.), lorsque cela ne gênait pas la compréhension. De même, les pluriels de ornement, sentiment, enfant, talent, etc., se formaient alors en ornemens, sentimens, enfans, talens, etc.,  ce que l'on a conservé.
 


Enfin, ci-après, quelques termes et expressions utilisés par Délorier, tombés depuis en désuétude, ou dont le contexte mérite d'être explicité.

Bath: Se dit de tout ce qui est beau, joli, bon ou agréable. (CNRTL)

branle: ancienne danse du XVIème et du XVIIème siècle au mouvement vif. (CNTRL)

chambranle: encadrement de porte en menuiserie ou pierre. (wikipedia)

charivari: le charivari est une démarche symbolique des membres d'une communauté villageoise, etc.

coffre cinéraire: cuve, urne, vase funéraire (sarcophage, etc.).

commissaire-voyer: fonction attribuée à une personne chargée de gérer les biens communaux, d'entretenir la voirie. (wikipedia)

 

compagnie noire: il s'agit probablement de la Bande Noire, une association de spéculateurs qui s'entendaient pour acheter à bas prix les châteaux, abbayes, monuments d'art les plus précieux, dans le but de les occuper, de les revendre avec profit (parcellisation des anciens domaines) ou de les démolir et d'en vendre les matériaux.

idiotisme: absence d'intelligence, stupidité. (CNTRL)

Juste Milieu: courant politique, qui sous la monarchie de Juillet, ralliait les partisans du libéralisme et de la monarchie,
et incarné par François Guizot.

MADAME: duchesse de Berry. Entre 1831 et 1833, elle tenta de soulever des partisans dans l'ouest de la France (Vendée) dans le but de faire valoir les droits de son fils, Henri d'Artois, au trône de France (mouvement légitimiste).

misophilanthropopanutopie: "Misophilanthropopanutopies", recueuil d'aphorismes publiés en 1833 par Charles Lemesle (1796+18..), disponible sur Gallica.
   
nouveaux disciples d'Erostrate et d'Omar:
  Erostrate: provoqua l'incendie du temple d'Artemis, une des sept merveilles du monde, en 356 av. J.-C.
  Omar ibn al-Khattâb: il ordonna la destruction de la Bibliothèque d'Alexandrie, en 641.
        
réfractaire: allusion probable aux prêtres réfractaires.

terre-de-pipe: la terre à pipe (ou terre de pipe) est le nom ancien d'une argile plastique ou d'un kaolin.

trois fameuses journées: 27, 28, 29 juillet 1830 (Trois Glorieuses), qui virent l'avénement de Louis-Philippe.

valétudinaire: personne dont la santé est chancelante.  (CNTRL)

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