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Le Sire de Blainville

Le Capitaine Délorier s’essaie ici à un genre, nouveau pour lui,  héroïco-historique, dans la mode « troubadour » qui se répand en France au XIXème siècle. En effet si Délorier situe ses autres fictions dans la vie contemporaine, il place maintenant l’action à Blainville, et dans ses environs, pendant le Moyen-Age.  Comme membre correspondant de la Commission Départementales des Antiquités, il s’était intéressé à l’histoire et aux restes médiévaux visibles à Blainville, et de même probablement aux alentours, et donc, pour l’époque, en avait de bonnes connaissances. Cependant, s’il manifeste une vaste culture, on ne peut lui concéder une grande rigueur historique.

 

Sous le couvert d’une légende normande de sa fabrication, dans des termes qui aujourd’hui, au cours d'une lecture superficielle, pourraient paraitre ambigus,  Délorier plaide prudemment pour la liberté.

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Détail de la page de garde.

Le poème est divisé en trois chants, qui peuvent se comprendre comme les trois actes d’une pièce de théâtre. 


Les protagonistes :

Hildevert : Baron, Blainville

Olivier : Chevalier, Le Besle

Emma : épouse, contre son gré, d’Hildevert

Aymar : chapelain du château de Blainville

Elmire : amie d’Emma
 

La trame :

Hildevert, seigneur de Blainville, de caractère violent, croit avoir tué sa femme, Emma, et en devient fou furieux. Cependant celle-ci a trouvé refuge dans un cloître, puis au château du Besle, mais son amie Elmire la convainc de revenir à Blainville dans le but de faire retrouver la raison à son mari.

Certains aspects de cette trame évoquent le "Roland furieux" de L'Arioste. Cette œuvre avait connu un réel succès en France jusqu’au début du XIXème siècle, et Délorier en avait certainement eu connaissance.

Homme de théâtre, avant d’être enrôlé dans l’armée napoléonnienne, Délorier était familier aussi bien des tragédies classiques que des vaudevilles. Les trames de ses contes et nouvelles, de même que celle de son roman historique, "La famille de Surville", sont alambiquées, voire rocambolesques. "Le Sire de Blainville" ne fait pas exception, d'autant plus que pour couronner les aventures déjà bien tumultueuses qui y sont décrites, Délorier fait intervenir une princesse arabe qui joue à la Jeanne d’Arc. Ce qui ne manque pas d’audace !

Le choix des prénoms témoigne aussi de la volonté de Délorier d’utiliser des noms moyenâgeux, à l’époque tombés en désuétude, en particulier celui d’« Emma ». Il est donc intriguant de retrouver, plus tard, ce prénom imaginé par Flaubert dans une famille de cultivateurs contemporains, certes aisés, pour désigner son héroïne devenue la plus célèbre.  

Le manuscrit de ce poème a été découvert en janvier 2024  au cours de recherches archivistiques. Non daté, mais retrouvé à Blainville, il est certainement postérieur à 1827. Il comporte 62 pages numérotées, ce qui correspond à à peu près 1500 vers.

La page de garde indique que l’auteur est « M. Déloriers ». Jusqu’en 1834 (cf. les "Contes normands") Délorier a coutume de signer ses écrits sous l’« Invalide ». A partir de 1839, il signe de son nom. Sans plus de précision on peut donc dater ce travail des environs de 1840.

Le Capitaine Délorier, ayant perdu son bras droit après la bataille de Waterloo, devait dicter ses oeuvres.

L’écriture manuscrite ne correspond pas à celle que l’on peut observer sur les documents de 1816 (conservés au Service Historique de la Défense), signés difficilement du Capitaine Délorier, mais calligraphiés par une main étrangère, que nous supposons être celle de sa muse, Rebecca del Sotto (~1777+1835). De sa seconde femme, Eucharis Gaillon, on ne dispose avec certitude que de la signature au bas de son acte de mariage le 27 mars 1852. L’identification est possible, mais reste incertaine.

Pour la transcription, on a conservé l’orthographe utilisée. Les notes dans le texte transcris sont de Délorier.

Ces notes témoignent du souci de l’auteur de replacer sa légende dans un contexte historique, et de lui fournir une apparence de vraisemblance. Des références à des personnages historiques de second rang, e.g. Bellême,  Mortain, montrent à nouveau la culture approfondie de l’auteur. Ces personnages devaient néanmoins parler au public visé par Délorier. Les précisions sur le conflit entre Robert Courte-Heuse et son frère Henri Beauclerc, permettent même de situer l’action supposée en 1105-1106.

Délorier, installé depuis 1827 à Blainville, aurait pu rencontrer d’anciens Blainvillais qui avaient connu le château médiéval avant sa démolition, vers 1787, par le dernier seigneur du lieu. Il aurait pu aussi, durant ses années parisiennes, admirer dans le fonds Gaignières de la Bibliothèque Nationale les représentations que Louis Boudan en avait faites en 1696, notamment la vue générale de Blainville et de son château. Cependant, cette vue montre une forteresse datant essentiellement du XVème siècle, alors que Délorier situe l’action vers 1100. Cet anachronisme est concevable, car l’époque redécouvrait le Moyen-Age avec une tendance à l’idéalisation, bien loin de la rigueur scientifique des historiens actuels.

Même si on ignore cet anachronisme et si on peut retirer de cette vue du château de Blainville le sentiment d’une forteresse impressionnante, les proportions dans les descriptions de Délorier ont été démesurément exagérées.

On retrouve les mêmes exagérations et le même anachronisme pour le château du Besle, qui de surcroit n’a jamais été qu’une maison forte de terre et bois. Pourquoi Délorier choisit-il ce lieu et non un des nombreux châteaux de pierre du voisinage ? Peut-être a-t-il été induit en erreur par la proximité du village d’Estouteville-Ecalles, dont le toponyme pouvait évoquer la famille d’Estouteville à laquelle il rattache le preux Olivier. On sait aujourd’hui que cette puissante famille normande, dont une branche posséda Blainville de 1391 à 1512, tient son nom d’Etouteville, à proximité de Valmont.

 

note : Il manque malheureusement les dernières pages de ce manuscrit (fin du 3ème chant, et notes dans celui-ci). Nous avons laissé en rouge les parties qui ne pouvaient être déchiffrées.

Lexique

air : aire

altérer : causer de la soif (CNRTL) ; altéré : assoifé.

argentin : qui résonne clair comme l’argent

armet : petit casque

atour : parure, ornement (CNRTL)

barbe : cheval de selle

Besle : château de terre et bois des XI et XIIèmes siècles, situé près de Buchy

bourdon : bâton de pèlerin (CNRTL)

buffetin :  plastron ou pièce de tissu d'un col qui protège les joues (?)

Carbagnoth ou Corbagnoth : ?

cartel : lettre, avis de provocation (CNRTL)

chevance : bien que l’on possède ; domaine (CNRTL)

Elmire : prénom d’origine arabe, qui signifie « princesse »

espanton : ?

germain : mercenaire

guéret : terrain labouré ou laissé en jachère ; champ cultivé (CNRTL)

Hiérusalem : Jérusalem

hypocras : vin médiéval aux épices   (wikipedia)

malvoisie : vin doux

Olim : enceinte connue aujourd’hui sous le nom de Cité de Limes, ou Camp de César, au nord-est de Dieppe

Neustrie, Neustrien :  Normandie, Normand (pour Délorier, par abus de langage ; cf. la chanson « Le Normand »)

palefroi : cheval de parade

penser : action de penser

Raimbouville: petit village à 4 km de Blainville sur la route de Buchy

rêtre : reître

Courte-heuse : Robert, fils aîné de Guillaume le Conquérant.  

scion : rameau

Sidonie, Sidoine : autre nom de Saëns (+684), moine qui fonda l’abbaye de Saint-Saëns

simoun : vent chaud qui souffle sur les côtes orientales de la Méditerranée

siroi :  suroît ou sirli (petit oiseau du désert adapté à la survie, ?)

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"Le Sire de Blainville", pages 54 et 55 du manuscrit.

Remerciements: Brigitte et Philippe Wallut pour leurs contributions et leurs relectures attentives.

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